L’entreprise familiale : un modèle organisationnel dans un contexte de crises et de transitions ?

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Argumentaire

Raison ou émotion dans les organisations ? Raison et émotion dans les organisations ! C’est ce que nous montre l’entreprise familiale : raison et émotion peuvent cohabiter dans les organisations…parfois s’opposer, certes, mais aussi se compléter et créer des synergies. Ces organisations hybrides poursuivent en effet une double logique : celle de la rationalité économique se traduisant par la maximisation de la richesse financière et celle de l’émotion impliquant la poursuite d’objectifs émotionnels, sociaux et environnementaux. Ces organisations forment la majeure partie du tissu économique français et autour du monde. Surtout de taille petite et moyenne, elles représentent 83% des entreprises en France selon l’Institut Montaigne. La moitié des grands groupes cotés et aussi 70% des ETI (Entreprises de Taille Intermédiaire) sont des entreprises familiales. L’entreprise familiale est une entreprise dans laquelle une ou plusieurs familles sont influentes : parce qu’elles sont actionnaires ou plus généralement parce qu’elles s’impliquent dans les opérations, dans le management, dans le gouvernement et dans la gouvernance. Leur influence sur la culture et les valeurs organisationnelles est également déterminante. L’entreprise familiale est une entreprise à mission. Elle a une raison d’être : essentiellement la pérennité et l’impact social.

Les crises mondiales, qu’elles soient sanitaires, économiques, sociales ou géopolitiques, mettent à l’épreuve la résilience et l’adaptabilité des organisations. Les entreprises familiales, avec leurs caractéristiques uniques, offrent un modèle organisationnel qui peut inspirer d’autres types d’organisations à mieux évoluer dans ces périodes de turbulences et de transitions. Cette conférence cherche à explorer comment les principes de gestion, de gouvernement et de gouvernance des entreprises familiales peuvent être appliqués pour renforcer la résilience et la durabilité des organisations qu’elles soient marchandes, associatives, coopératives ou non gouvernementales.

Les entreprises familiales adoptent une perspective à long terme qui les incite à privilégier la durabilité au détriment des gains à court terme (Miller et Le Breton-Miller, 2005). Aussi, ont-elles tendance à adopter une approche plus prudente en matière de gestion des risques, favorisant la diversification et la conservation du capital (Naldi et al., 2007). Cette prudence permet de créer des coussins financiers cruciaux en période de crise économique. Par exemple, de nombreuses entreprises familiales maintiennent des réserves de liquidités et évitent les niveaux d’endettement élevés ce qui leur permet de résister aux chocs économiques. La vision à long terme des entreprises familiales se traduit aussi par des investissements dans des pratiques durables et responsables pouvant renforcer leur résilience face aux crises économiques et environnementales. En effet, elles sont plus susceptibles d’investir dans des initiatives écologiques et des pratiques de gestion durable des ressources (Zellweger et Sieger, 2012 ; De Massis et al., 2015).

Les entreprises familiales sont aussi plus flexibles et agiles en raison de leur structure de gouvernement généralement centralisée. Cette flexibilité permet une réponse rapide aux crises multiformes que subissent les organisations dans un environnement en constante évolution (Sirmon et Hitt, 2003). Par exemple, pendant la crise sanitaire de la COVID-19, de nombreuses entreprises familiales ont su pivoter rapidement vers de nouveaux modèles d’affaires tels que la production de matériel médical ou la mise en place de services de livraison à domicile.

Profondément enracinées dans leurs communautés locales, les entreprises familiales jouent également un rôle actif dans le soutien aux initiatives communautaires et sociales (Dyer et Whetten, 2006). Pendant les crises sociales et sanitaires, cet engagement communautaire a pu renforcer la cohésion sociale et soutenir les efforts de résilience communautaire.

Mais, par-dessus tout, les entreprises familiales se distinguent par la forte présence de liens émotionnels et de valeurs partagées entre les membres de la famille impliqués dans l’entreprise. Ces dimensions émotionnelles, souvent perçues comme subjectives et difficilement quantifiables, jouent un rôle crucial dans la résilience de ces organisations. Les liens émotionnels au sein des entreprises familiales renforcent la cohésion et l’engagement des membres de la famille et des employés. Cette cohésion se traduit par une solidarité et une unité d’action accrues, essentielles en période de crise. Pour Gómez-Mejía et al. (2007), le concept de « richesse socio-émotionnelle » révèle l’importance des bénéfices non financiers, tels que les relations familiales et le sentiment d’appartenance dans les entreprises familiales. Cet engagement émotionnel fort peut inciter les membres de l’entreprise à faire des sacrifices personnels pour assurer la survie et la prospérité de l’entreprise. Le facteur émotionnel s’illustre notamment par les niveaux élevés d’engagement et de loyauté des employés qui peuvent se sentir partie intégrante de la famille (Gómez-Mejía et al., 2007).  Cet engagement est également un facteur crucial de résilience organisationnelle des entreprises familiales en période de crise, les employés les plus dévoués étant plus susceptibles de faire preuve de flexibilité et de se mobiliser pour soutenir l’entreprise. Enfin, en raison de leurs liens émotionnels, les entreprises familiales développent souvent des mécanismes efficaces de résolution des conflits, basés sur le respect mutuel et la recherche du consensus (Harvey et Evans, 1994). Ces mécanismes permettent de minimiser les tensions et d’éviter les divisions internes, favorisant ainsi une prise de décision plus harmonieuse et unifiée.

Bien entendu, les entreprises familiales ne sont pas exemptes de défauts et doivent faire face à des défis uniques liés aux dynamiques familiales, au népotisme, à la succession, au manque de professionnalisme ou à la concentration du pouvoir. Les relations familiales étroites peuvent parfois donner lieu à des conflits personnels qui affectent la gestion de l’entreprise (Kellermanns et Eddleston, 2004). Ces conflits découlent de rivalités fraternelles, de différences de vision stratégique ou de désaccords sur le contrôle et la direction de l’entreprise. Les conflits familiaux peuvent non seulement nuire à l’harmonie interne mais aussi affecter la performance et la réputation de l’entreprise. Par ailleurs, certaines entreprises familiales peuvent souffrir d’un manque de professionnalisme surtout lorsqu’elles sont gérées de manière informelle (Chrisman, Chua, et Sharma, 2005). L’absence de structures de gouvernance formelles, de politiques claires et de séparation des rôles peut entraîner des inefficiences et des décisions biaisées. Le favoritisme familial peut également empêcher l’embauche de talents extérieurs, limitant ainsi les compétences et l’innovation. Le pouvoir et la prise de décision concentrés entre les mains de quelques membres de la famille peuvent enfin limiter la diversité des perspectives et des idées (Schulze, Lubatkin, et Dino, 2003). Cette concentration peut également conduire à une résistance au changement et à l’adoption de stratégies conservatrices qui ne tiennent pas compte des opportunités du marché.

Amour, haine, envie, regret… agissent comme un pharmakon s’immisçant dans la vie de l’entreprise familiale, de ses actionnaires, de ses employés ou des potentiels successeurs. A la fois remède et poison, ces émotions peuvent contribuer à la réussite, générer la satisfaction, la gratitude, l’atteinte des objectifs organisationnels ou encore la résilience des individus et de l’entreprise. Quelques fois, ils causent des excès, des insatisfactions, des incompréhensions, des conflits voire des luttes familiales qui dégénèrent en entraînant la cession de l’entreprise familiale ou son démantèlement. Gérer l’entreprise familiale c’est gérer ce paradoxe comme de nombreux autres. Comment faire pour que raison et émotion se conjuguent synergétiquement dans l’entreprise familiale afin d’assurer sa durabilité ? La réussite d’un tel équilibre ne serait-elle pas un modèle à suivre pour les entreprises non familiales et les autres organisations ?

Dans cette conférence, nous attendons des contributions théoriques, conceptuelles et empiriques montrant si et comment le modèle de l’entreprise familiale peut aider à répondre aux problématiques financières (surendettement, insolvabilité, etc.), relationnelles (conflits internes, faible cohésion, etc.), humaines (désengagement, turnover, mal-être, etc.) ou stratégiques (croissance, innovation, etc.) auxquelles les organisations font face en période de crises et de transitions. Les propositions pourront, être autres, répondre aux questions suivantes :

-       Quels sont les avantages et les limites de la logique hybride adoptée par les entreprises familiales ? En quoi cette logique peut-elle constituer un modèle pour les autres organisations ?

-       Comment les liens émotionnels peuvent renforcer la cohésion des organisations en période de crises et transitions ? Ces liens sont-ils toujours bénéfiques dans le contexte organisationnel ? Comment les développer et en tirer des « bénéfices » ?

-       Quand et comment les solutions recommandées aux faiblesses principales de l’entreprise familiale (gestion des conflits, planification de la succession, communication interne, professionnalisation, bonne gouvernance, etc.) peuvent-elles être adoptées par les autres organisations ?

-       La gestion en « bon père de famille » peut-elle être un modèle pour les entreprises non familiales pour assurer leur durabilité ? Quelles sont les limites de ce modèle en matière de gestion financière ?

-       Quels sont les avantages du paradigme de l’innovation basée sur la tradition consacrée par les entreprises familiales ? Est-il réplicable et quelles sont ses limites ?

-       Le modèle de gestion par les valeurs (humaines, sociales, sociétales) que consacre la plupart des entreprises familiales est-il pertinent pour les autres types d’organisations ? Comment garantir son authenticité et ses effets bénéfiques ? Comment cultiver ces valeurs dans le contexte organisationnel ?

 

Un regard sur le contexte de l’entrepreneuriat et des entreprises familiales en milieu caribéen et ultramarin sera particulièrement apprécié.

 

Références

 

Chrisman, J. J., Chua, J. H., & Sharma, P. (2005). Trends and directions in the development of a strategic management theory of the family firm. Entrepreneurship Theory and Practice, 29(5), 555-576.

De Massis, A., Frattini, F., Pizzurno, E., et Cassia, L. (2015). Product innovation in family versus nonfamily firms: An exploratory analysis. Journal of Small Business Management53(1), 1-36.

Dyer, W. G., et Whetten, D. A. (2006). Family firms and social responsibility: Preliminary evidence from the SetP 500. Entrepreneurship Theory and Practice, 30(6), 785-802.

Gómez-Mejía, L. R., Haynes, K. T., Núñez-Nickel, M., Jacobson, K. J., & Moyano-Fuentes, J. (2007). Socioemotional wealth and business risks in family-controlled firms: Evidence from Spanish olive oil mills. Administrative Science Quarterly, 52(1), 106-137. 

Gómez-Mejía, L. R., Haynes, K. T., Núñez-Nickel, M., Jacobson, K. J., et Moyano-Fuentes, J. (2007). Socioemotional wealth and business risks in family-controlled firms: Evidence from Spanish olive oil mills. Administrative Science Quarterly, 52(1), 106-137.

Harvey, M., & Evans, R. E. (1994). Family business and multiple levels of conflict. Family Business Review, 7(4), 331-348.

Kellermanns, F. W., & Eddleston, K. A. (2004). Feuding families: When conflict does a family firm good. Entrepreneurship Theory and Practice, 28(3), 209-228.

Miller, D., et Le Breton-Miller, I. (2005). Managing for the long run: Lessons in competitive advantage from great family businesses. Harvard Business Press.

Naldi, L., Nordqvist, M., Sjöberg, K., et Wiklund, J. (2007). Entrepreneurial orientation, risk taking, and performance in family firms. Family Business Review, 20(1), 33-47.

Schulze, W. S., Lubatkin, M. H., & Dino, R. N. (2003). Toward a theory of agency and altruism in family firms. Journal of Business Venturing, 18(4), 473-490.

Sirmon, D. G., et Hitt, M. A. (2003). Managing resources: Linking unique resources, management, and wealth creation in family firms. Entrepreneurship Theory and Practice, 27(4), 339-358.

Zellweger, T., et Sieger, P. (2012). Entrepreneurial orientation in long-lived family firms. Small Business Economics38, 67-84.

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